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De façon sporadique et désordonnée vous sont proposées ici quelques "short stories" inédites, dont l'unique ambition est, sinon de plaire au lecteur, au moins de faire plaisir à l'auteur...
Bonne lecture!

jeudi 5 février 2009

Ces gens-là


Ils sont partout. Dès 10h du matin, ils poussent avec lenteur la porte de chez eux, et, par centaines, par milliers, ils se répandent dans les rues. Envahisseurs silencieux, ils semblent toujours plus nombreux, toujours plus vils. Ils hantent les supermarchés, ralentissant le travail des caissières; ils encombrent les trottoirs avec des caddies à carreaux trop lourds pour eux ou des caniches à froufrou dont la laisse s'entortille immanquablement autour de vos jambes quand vous essayez de doubler; ils se font un malin plaisir à faire la queue à la Poste pour acheter un unique timbre. Mais leur domaine, leur royaume absolu et incontesté (jusqu'à ce jour), ça reste le BUS.
Les vieux, dans le bus, c'est comme si ils se trimballaient avec un sceptre et une couronne. Je me demande encore en vertu de quoi on leur confère un tel pouvoir, parce que sincèrement, ils en usent et en abusent.
L'autre jour, j'ai commis cette erreur fatale de préférer, pour une fois, le bus au métro. Chargée d'une énorme valise, je pensais ainsi éviter les petits désagréments ratpesques (escalators en panne, métro bondé, accidents sur la voie, etc) qui anéantissent le plaisir du week end avant même que celui-ci n'ait commencé. Je m'achemine donc, confiante (quelle c...!) vers mon arrêt de bus.
Arrivant à proximité, j'ai un instant de lucidité, en considérant la marée de cheveux blancs et ternes qui a pris possession de l'abribus. Élément aggravant, s'il en est: il pleuviotte. Il va donc falloir se serrer tout contre eux, au risque de rouler sur les pieds de Bichon qui ne manquera pas de couiner et de déclencher un tollé dans le clan des amis des bêtes. Je me maudis en silence. Mais il est trop tard pour faire demi-tour et rattraper une bouche de métro. Alors j'avance, contrite. Exactement tel que je le redoutais, mes oreilles sont les premières attaquées: assaillies par le flot habituel d'inepties que ces gens-là aiment à débiter à tort et à travers, je peine à les dissuader de se fermer définitivement.
- Ah, ça, le jour où le bus sera pas en retard...
- Figurez-vous, Madame, que moi l'autre jour, je l'ai attendu 10 minutes
Quelques adeptes de l'écholalie se délectent: "10 minutes!"
D'autres sont plus laconiques:
-Ohhh!
-Ah mais!
- Pfff !
Mécontentement, grogne, à quand la manif' des ptits vieux?
-Une honte, je vous dis.
Tous acquiescent.
-Et puis, té! Allez vous plaindre et on vous regarde de haut!
Ils jubilent. Se sentent tous unis contre ces tyrans, ces démons ces incarnations du Diable sur Terre que représentent les chauffeurs de bus.
Je piétine, mais je ne peux pas trop m'éloigner, car j'ai réussi à dégoter un coin abrité, et qu'il est hors de question que je leur lâche un bout de terrain. Alors, je monte le son de mon MP3, je fredonne, mais rien à faire: leurs voix fortes et criardes réussissent à franchir tous les obstacles pour se nicher dans mes tympans. Ça me semble durer une éternité. [Je tiens à vous éviter ici la pénibilité de la scène donc je ne vous retranscrirai pas l'intégralité de la conversation.]
Et puis enfin, la phrase tant attendue, THE incontournable, celle qui-ne-peut-pas-ne-pas-être-prononcée est lâchée par une petite rabougrie du fond qui n'avait pas encore pipé mot. Trop facile! j'admire l'artiste. Je sais que son numéro est bien huilé. Elle attend juste que la conversation retombe un peu, et paf, avant que quiconque ne réagisse, elle lance, comme une révélation inédite, en secouant la tête:
"Ah, ca, c'est sur que c'est plus comme avant..."
Ni une, ni deux, tous opinent et renchérissent. Elle a ouvert la boîte de Pandore et personne ne songe à la refermer. Oh non, tellement pratique d'accuser le temps qui passe!
Mais surtout, tous cachent leur frustration extrême de ne pas avoir été le premier à la prononcer, celle-là. "C'est plus comme avant". Ils goûtent la formule. Délicate variante du "c'était mieux avant", celle-ci a le mérite de suggèrer la comparaison sans l'établir toutefois.
Ils reluquent la rabougrie, se jurent qu'on les y reprendra plus. Elle a gagné cette fois-ci, mais elle l'emportera pas au Paradis. La prochaine fois, ils seront plus véloces, plus réactifs. Et ils vaincront.
Vautours en quête de gloire éphémère, la horde arrête enfin son piaillement lorsque soudain surgit le bus au coin de la rue. Le silence se fait: chacun se prépare. Les vieilles affutent leurs sacs à main, les vieux simulent la fatigue extrême, même les caniches semblent être gagnés par l'extrême tension. La rabougrie tente une percée et se rapproche à petits pas du trottoir. Elle est aussitôt refoulée vers les fond de l'abribus par deux chignons serrés qui, l'air de rien, manoeuvrent leurs caddies pour obstruer l'accès à la chaussée.
Le bus s'approche. Je retiens mon souffle, je me raidis. Mais à quoi bon lutter? Je le sais bien, que j'ai perdu d'avance. Le sceptre et la couronne. Les places réservées et la bienséance. Qu'ils se bouffent entre eux. Moi, je resterai debout et je m'amuserai à faire le flamand rose. Tout le trajet sur une jambe. Rien que pour les narguer. J'attends que tout ce petit monde rentre et s'installe, puis j'enfourne mon énorme valise. Les exclamations s'élèvent, on me vole dans les plumes. En réponse muette, j'écarte les ailes, je remonte la jambe. Position du flamand rose, c'est parti. Ils en deviennent cramoisis d'admiration. Ils croassent. A mon tour de jubiler. Ils ont beau imiter mon son et ma couleur, ma noble position, elle, jamais plus ils la tiendront ! héhé.

....'Fin, on a beau dire, on les aime bien quand même nos petits vieux, parce que quand ils seront plus là...ben on aura du soucis à se faire pour nos artères...


4 commentaires:

  1. Les jeunes, dans les bus, ils sont toujours trop fatigués pour laisser asseoir les vieux (ou même les adultes qui tiennent un bébé dans les bras), ils sont toujours assez indifférents pour tourner la tête vers la vitre quand une vieille est sur le point de tomber dans les pommes à force de rester debout, ils sont toujours trop occupés par leur MP3 ou leur fabuleux iPhone pour entendre la respiration difficile d'un vieux qui fait ce qu'il peut en silence pour ne pas tomber raide sur les voisins, tellement ils sont serrés les gens debout - les jeunes ils ont oublié à qui ils doivent d'être là, d'avoir la sécu et les congés payés, à qui ils doivent les livres qu'ils lisent et la paix aux frontières, les jeunes, ils savent tout, sauf l'essentiel. Et c'est pas la peine de les caresser dans le sens du poil - les vieux, ils ont été jeunes aussi, et c'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire des grimaces.

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  2. Minimifa: retour de bâton coriace, mais assez justifié,...!!

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  3. Si c'était mieux avant, c'est qu'alors ils étaient jeunes.
    Chacun d'eux porte une mémoire formidable de ce qui n'est plus, si leur présent semble pénible, leur passé est plein de richesses.

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  4. @Mère Castor : je ne suis pas sûre de "Si c'était mieux avant, c'est qu'alors ils étaient jeunes." On dirait un slogan, mais surtout c'est en grande partie discutable. Les vieux ont la mémoire de qu'ils ont connu, et ils peuvent comparer. Un vieux bus, un bus neuf... changé d'un jour à l'autre, l'âge n'a changé que de 24 heures et l'adulte qui se tenait debout dans le vieux bus est, dans le nouveau bus, presque jeté à terre au démarrage, au freinage, et à chaque arrêt. La banque déménage "pour votre confort" stipule le panneau. Du jour au lendemain, encore, le client se retrouve dans un espace plus vaste, effectivement, mais ce sont surtout des bureaux, et à l'accueil il n'y a plus qu'1 personne au lieu de 3 dans l'ancien local : on attend 3 fois plus longtemps. J'avais trouvé un déodorant d'intérieur pas très cher, branché discrètement sur la prise, et l'air sentait bon le frais, juste ça. Je l'ai conseillé à des amies qui ont été enchantées. 2 ou 3 ans après, la fabrication a été arrêtée, remplacée par de gros machins très laids qui puaient. Et ça, ce sont des détails. Le frigo ou l'ordinateur qui ne dure plus que le temps de la garantie, quand ma machine à coudre avait 20 ans d'âge quand je l'ai achetée d'occasion et m'en suis servie pendant encore 20 ans... La disparition du respect élémentaire et de la politesse, les valeurs de culture remplacées par la culture des valeurs commerciales, et les émissions intelligentes remplacées par Kol***... oui, c'était mieux quand les vieux étaient jeunes, mais pas forcément parce qu'ils étaient jeunes. N.B. Dommage, ils n'avaient pas Internet ! (mais ils ont survécu tout de même :))

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