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De façon sporadique et désordonnée vous sont proposées ici quelques "short stories" inédites, dont l'unique ambition est, sinon de plaire au lecteur, au moins de faire plaisir à l'auteur...
Bonne lecture!

jeudi 12 février 2009

Quand les intouchables touchent le comptoir

Elles m'ont eue par surprise. Le patron m’avait envoyée chercher du pain à la boulangerie et ce n’est qu’au moment où j’ai réintégré ma place derrière le comptoir que je les ai découvertes. Deux grenouilles barbotant dans leur jus. Des rainettes, plus précisément, arborant un ensemble vert vif, réhaussé de jaune flashy sur le veston. Les deux animaux inoffensifs bavardent en buvant le café, l'air de rien.

Juste pour en avoir le cœur net, je jette un œil dehors. C’est bien ça. Leur supermobile d’un vert accordé à leurs tenues les attend, garée contre le trottoir. Des balais et des tuyaux de toute sorte émergent de chaque côté de l'engin diabolique. Eurk. Malgré moi, je réfrène une petite moue de dégoût. Imperceptiblement, je rejoins l’autre côté du comptoir. Le côté des «propres», que je décide de ne plus quitter jusqu'à ce qu'"ils" partent. Mais leurs vestons essaient de me retenir. Ils m’interpellent, ils crient, m'éblouissent, m’envoient des rayons réfléchissants. Impossible d’oublier qu’ils sont là. Alors, je me force, je me déplace vers eux, grimace un sourire. Les vils vestons en profitent pour me balancer au visage les quelques lettres mensongères tracées sur leur poitrail : « Propreté de la Ville de Paris »...

Ca, c'est le comble ! Ce que je ressens en les regardant est tout sauf un sentiment de propreté.

Parce que, évidemment, un coup d'oeil vers eux me suffit pour les imaginer en plein action: l'un courant après des mouchoirs dégoulinants qui tentent de s’échapper grâce à leur copain Eole ; tandis que l'autre se penche pour ramasser la crotte d'un chien diarrhéique dont le maître a été trop laxiste ; ou encore l'un grattant un chewing-gum collé sur un panneau de signalisation par une gamine de 14 ans en mal de sensations fortes, pendant que l'autre s'affaire au-dessus d’une poubelle qui tient absolument à lui dégueuler son trop plein d’ordures en pleine figure. J’imagine leur odeur, leur haleine. « Propreté de la ville de Paris ». Laissez moi rire. Je m’aperçois que mon sourire s’est définitivement transformé en grimace. Ma bouche s’est révulsée et mes yeux se sont emplis de dégout.

Je réalise soudain que mon attitude, ma réaction non maîtrisée me renvoient loin loin d’ici. Autre pays, autres moeurs. Je viens de cautionner inconsciemment le système des castes.

J’ai devant moi deux intouchables dégoutants, et je suis la brahmane, qui, du haut de sa naissance chanceuse, méprise sans retenue ces deux êtres inférieurs. Je les imagine sortir leur sachet de béthel, mâcher leur pâte quelques instants avant de la recracher sous forme de jus rougeâtre, dans un long jet dont la trajectoire parfaite se termine pile entre mes tongs. Mes orteils remuent, ébranlés. Heureusement, leurs dernières dents noirâtres ne semblent pas avoir fait partie du voyage. Elles sont restées, je ne sais par quel miracle, accrochées à leurs mâchoires supérieures malgré la puissance de la projection. Ils boivent leur tchai en jacassant dans une langue inconnue, et ponctuent leur discours de curieux mouvements de tête. Droite, puis gauche, puis droite. Ce dodelinement incessant donnerait presque la nausée. Des effluves de friture, de curry et d’urine m’emplissent les narines. Pour un peu, je distinguerais presque le vacarme de la circulation dehors, les klaxons, les cris, les pétarades des mobylettes ; la chaleur suffocante d’une population trop nombreuse et tellement désorganisée.

Mais leurs voix ont tôt fait de me ramener en France.

"Eh, Mam’zelle !" Une des rainettes essaie de m’accrocher le regard.

"On vous doit combien ?"

Je bredouille, perdue, confuse, honteuse: "Euh.. 2 euros et vingt centimes, s’il vous plait, Messieurs"

Vite vite, je redescends de ma fleur de lotus, ôte mon turban bleu, retire mes bijoux colorés et efface la tika rouge de mon front. Déesse en toc.

Intouchables, eux?

En rendant la monnaie à mon balayeur, je veille à déposer les piécettes directement dans le creux de sa paume de main, comme une offrande, et fais en sorte de lui caresser le bout des doigts au passage.

Intouchables, eux ??

Je débarrasse leurs tasses, jette leurs papiers à la poubelle.

Intouchables ???!!!!

Mais c'est ta bêtise, ma fille, qui est intouchable...!!!


jeudi 5 février 2009

Ces gens-là


Ils sont partout. Dès 10h du matin, ils poussent avec lenteur la porte de chez eux, et, par centaines, par milliers, ils se répandent dans les rues. Envahisseurs silencieux, ils semblent toujours plus nombreux, toujours plus vils. Ils hantent les supermarchés, ralentissant le travail des caissières; ils encombrent les trottoirs avec des caddies à carreaux trop lourds pour eux ou des caniches à froufrou dont la laisse s'entortille immanquablement autour de vos jambes quand vous essayez de doubler; ils se font un malin plaisir à faire la queue à la Poste pour acheter un unique timbre. Mais leur domaine, leur royaume absolu et incontesté (jusqu'à ce jour), ça reste le BUS.
Les vieux, dans le bus, c'est comme si ils se trimballaient avec un sceptre et une couronne. Je me demande encore en vertu de quoi on leur confère un tel pouvoir, parce que sincèrement, ils en usent et en abusent.
L'autre jour, j'ai commis cette erreur fatale de préférer, pour une fois, le bus au métro. Chargée d'une énorme valise, je pensais ainsi éviter les petits désagréments ratpesques (escalators en panne, métro bondé, accidents sur la voie, etc) qui anéantissent le plaisir du week end avant même que celui-ci n'ait commencé. Je m'achemine donc, confiante (quelle c...!) vers mon arrêt de bus.
Arrivant à proximité, j'ai un instant de lucidité, en considérant la marée de cheveux blancs et ternes qui a pris possession de l'abribus. Élément aggravant, s'il en est: il pleuviotte. Il va donc falloir se serrer tout contre eux, au risque de rouler sur les pieds de Bichon qui ne manquera pas de couiner et de déclencher un tollé dans le clan des amis des bêtes. Je me maudis en silence. Mais il est trop tard pour faire demi-tour et rattraper une bouche de métro. Alors j'avance, contrite. Exactement tel que je le redoutais, mes oreilles sont les premières attaquées: assaillies par le flot habituel d'inepties que ces gens-là aiment à débiter à tort et à travers, je peine à les dissuader de se fermer définitivement.
- Ah, ça, le jour où le bus sera pas en retard...
- Figurez-vous, Madame, que moi l'autre jour, je l'ai attendu 10 minutes
Quelques adeptes de l'écholalie se délectent: "10 minutes!"
D'autres sont plus laconiques:
-Ohhh!
-Ah mais!
- Pfff !
Mécontentement, grogne, à quand la manif' des ptits vieux?
-Une honte, je vous dis.
Tous acquiescent.
-Et puis, té! Allez vous plaindre et on vous regarde de haut!
Ils jubilent. Se sentent tous unis contre ces tyrans, ces démons ces incarnations du Diable sur Terre que représentent les chauffeurs de bus.
Je piétine, mais je ne peux pas trop m'éloigner, car j'ai réussi à dégoter un coin abrité, et qu'il est hors de question que je leur lâche un bout de terrain. Alors, je monte le son de mon MP3, je fredonne, mais rien à faire: leurs voix fortes et criardes réussissent à franchir tous les obstacles pour se nicher dans mes tympans. Ça me semble durer une éternité. [Je tiens à vous éviter ici la pénibilité de la scène donc je ne vous retranscrirai pas l'intégralité de la conversation.]
Et puis enfin, la phrase tant attendue, THE incontournable, celle qui-ne-peut-pas-ne-pas-être-prononcée est lâchée par une petite rabougrie du fond qui n'avait pas encore pipé mot. Trop facile! j'admire l'artiste. Je sais que son numéro est bien huilé. Elle attend juste que la conversation retombe un peu, et paf, avant que quiconque ne réagisse, elle lance, comme une révélation inédite, en secouant la tête:
"Ah, ca, c'est sur que c'est plus comme avant..."
Ni une, ni deux, tous opinent et renchérissent. Elle a ouvert la boîte de Pandore et personne ne songe à la refermer. Oh non, tellement pratique d'accuser le temps qui passe!
Mais surtout, tous cachent leur frustration extrême de ne pas avoir été le premier à la prononcer, celle-là. "C'est plus comme avant". Ils goûtent la formule. Délicate variante du "c'était mieux avant", celle-ci a le mérite de suggèrer la comparaison sans l'établir toutefois.
Ils reluquent la rabougrie, se jurent qu'on les y reprendra plus. Elle a gagné cette fois-ci, mais elle l'emportera pas au Paradis. La prochaine fois, ils seront plus véloces, plus réactifs. Et ils vaincront.
Vautours en quête de gloire éphémère, la horde arrête enfin son piaillement lorsque soudain surgit le bus au coin de la rue. Le silence se fait: chacun se prépare. Les vieilles affutent leurs sacs à main, les vieux simulent la fatigue extrême, même les caniches semblent être gagnés par l'extrême tension. La rabougrie tente une percée et se rapproche à petits pas du trottoir. Elle est aussitôt refoulée vers les fond de l'abribus par deux chignons serrés qui, l'air de rien, manoeuvrent leurs caddies pour obstruer l'accès à la chaussée.
Le bus s'approche. Je retiens mon souffle, je me raidis. Mais à quoi bon lutter? Je le sais bien, que j'ai perdu d'avance. Le sceptre et la couronne. Les places réservées et la bienséance. Qu'ils se bouffent entre eux. Moi, je resterai debout et je m'amuserai à faire le flamand rose. Tout le trajet sur une jambe. Rien que pour les narguer. J'attends que tout ce petit monde rentre et s'installe, puis j'enfourne mon énorme valise. Les exclamations s'élèvent, on me vole dans les plumes. En réponse muette, j'écarte les ailes, je remonte la jambe. Position du flamand rose, c'est parti. Ils en deviennent cramoisis d'admiration. Ils croassent. A mon tour de jubiler. Ils ont beau imiter mon son et ma couleur, ma noble position, elle, jamais plus ils la tiendront ! héhé.

....'Fin, on a beau dire, on les aime bien quand même nos petits vieux, parce que quand ils seront plus là...ben on aura du soucis à se faire pour nos artères...