Juste pour en avoir le cœur net, je jette un œil dehors. C’est bien ça. Leur supermobile d’un vert accordé à leurs tenues les attend, garée contre le trottoir. Des balais et des tuyaux de toute sorte émergent de chaque côté de l'engin diabolique. Eurk. Malgré moi, je réfrène une petite moue de dégoût. Imperceptiblement, je rejoins l’autre côté du comptoir. Le côté des «propres», que je décide de ne plus quitter jusqu'à ce qu'"ils" partent. Mais leurs vestons essaient de me retenir. Ils m’interpellent, ils crient, m'éblouissent, m’envoient des rayons réfléchissants. Impossible d’oublier qu’ils sont là. Alors, je me force, je me déplace vers eux, grimace un sourire. Les vils vestons en profitent pour me balancer au visage les quelques lettres mensongères tracées sur leur poitrail : « Propreté de la Ville de Paris »...
Ca, c'est le comble ! Ce que je ressens en les regardant est tout sauf un sentiment de propreté.
Parce que, évidemment, un coup d'oeil vers eux me suffit pour les imaginer en plein action: l'un courant après des mouchoirs dégoulinants qui tentent de s’échapper grâce à leur copain Eole ; tandis que l'autre se penche pour ramasser la crotte d'un chien diarrhéique dont le maître a été trop laxiste ; ou encore l'un grattant un chewing-gum collé sur un panneau de signalisation par une gamine de 14 ans en mal de sensations fortes, pendant que l'autre s'affaire au-dessus d’une poubelle qui tient absolument à lui dégueuler son trop plein d’ordures en pleine figure. J’imagine leur odeur, leur haleine. « Propreté de la ville de Paris ». Laissez moi rire. Je m’aperçois que mon sourire s’est définitivement transformé en grimace. Ma bouche s’est révulsée et mes yeux se sont emplis de dégout.
Je réalise soudain que mon attitude, ma réaction non maîtrisée me renvoient loin loin d’ici. Autre pays, autres moeurs. Je viens de cautionner inconsciemment le système des castes.
J’ai devant moi deux intouchables dégoutants, et je suis la brahmane, qui, du haut de sa naissance chanceuse, méprise sans retenue ces deux êtres inférieurs. Je les imagine sortir leur sachet de béthel, mâcher leur pâte quelques instants avant de la recracher sous forme de jus rougeâtre, dans un long jet dont la trajectoire parfaite se termine pile entre mes tongs. Mes orteils remuent, ébranlés. Heureusement, leurs dernières dents noirâtres ne semblent pas avoir fait partie du voyage. Elles sont restées, je ne sais par quel miracle, accrochées à leurs mâchoires supérieures malgré la puissance de la projection. Ils boivent leur tchai en jacassant dans une langue inconnue, et ponctuent leur discours de curieux mouvements de tête. Droite, puis gauche, puis droite. Ce dodelinement incessant donnerait presque la nausée. Des effluves de friture, de curry et d’urine m’emplissent les narines. Pour un peu, je distinguerais presque le vacarme de la circulation dehors, les klaxons, les cris, les pétarades des mobylettes ; la chaleur suffocante d’une population trop nombreuse et tellement désorganisée.
Mais leurs voix ont tôt fait de me ramener en France.
"Eh, Mam’zelle !" Une des rainettes essaie de m’accrocher le regard.
"On vous doit combien ?"
Je bredouille, perdue, confuse, honteuse: "Euh.. 2 euros et vingt centimes, s’il vous plait, Messieurs"
Vite vite, je redescends de ma fleur de lotus, ôte mon turban bleu, retire mes bijoux colorés et efface la tika rouge de mon front. Déesse en toc.
Intouchables, eux?
En rendant la monnaie à mon balayeur, je veille à déposer les piécettes directement dans le creux de sa paume de main, comme une offrande, et fais en sorte de lui caresser le bout des doigts au passage.
Intouchables, eux ??
Je débarrasse leurs tasses, jette leurs papiers à la poubelle.
Intouchables ???!!!!
Mais c'est ta bêtise, ma fille, qui est intouchable...!!!