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De façon sporadique et désordonnée vous sont proposées ici quelques "short stories" inédites, dont l'unique ambition est, sinon de plaire au lecteur, au moins de faire plaisir à l'auteur...
Bonne lecture!

jeudi 30 avril 2009

Apologie du prêt-à-poster

Comme vous le savez peut-être, ma concierge est un phénomène. Cliché parmi les clichés, elle cumule tous les stéréotypes usuels des concierges, à l'exception d'un seul (ce qui me désole) puisqu'elle n'est pas portugaise.
Fouine, grasse, lente, molle, râleuse, odorante, incapable d'écrire un billet sans y glisser quatre fautes d'orthographe, suicidaire, pâle comme une endive, boutonneuse. Elle ressemble à un gros asticot blanc repus de chair nécrosée.
Et elle fait la collection de timbres postes. Évidemment.
Comme c'est également elle qui s'occupe de la distribution du courrier dans les différents appartements de l'immeuble, elle en profite généralement pour joindre l'utile à l'agréable, et agrandir sa dite-collection. Aussi, si l'un de vos amis bien intentionné décide d'orner l'enveloppe qu'il vous destine d'un timbre original, vous pouvez être sur que vous retrouverez un soir derrière votre porte l'enveloppe de votre correspondant dument barbouillée de crayon papier: "SVP, serais t'il possible ne pas jeté le timbre et me le garder merci. votre concierge".
Ceci bien évidemment rédigé d'une main tremblotante et malhabile qui cherche à être lue sans être lue. Tout un concept.
Mais si en plus vous avez le malheur d'être là en journée et de le faire savoir (genre: une radio dont le volume a été poussé au max), alors la dite-concierge s'enhardit jusqu'à vous remettre la missive en main propre, pour s'assurer que vous prendrez bien connaissance de sa requête.

C'est ce qui m'est arrivé ce matin.
Armée d'une pince à épiler dans une main, d'une pommade anti-repousse de poil dans l'autre, à moitié nue dans ma salle de bain à l'écoute d'Isabelle Jordanot, je m'apprêtais à passer une matinée en tête à tête avec mon miroir. Mais voila t'y pas que ma sonnette se fait entendre. Tiens donc. Que c'est inhabituel.
Ah, ca doit être le facteur qui apporte (et non pas amène, ne confondons plus...) un colis. me dis-je. Chouette, il faut faire vite avant qu'il ne tourne les talons et ne remporte le précieux objet loin loin d'ici dans un obscur recoin d'une quelconque poste dont il sera par la suite tellement difficile à extirper! Horrifiée à la perspective de la file d'attente qui me menace, je lache précipitamment ma pince à épiler, coupe la radio, vite, enfile un short (mes jambes ressemblent à des poulets tout juste déplumés, mais pas le temps de trouver un pantalon), et j'ouvre la porte à toute volée, prête à me précipiter à la poursuite de la veste jaune et de son porteur.
C'est ainsi que je me retrouve nez à nez avec mon asticot.
Qui me sourit.
Et qui brandit fièrement une lettre sous mes yeux ébahis.
Bon, j'avais pas totalement tort, en pensant au facteur, c'est déja ca. Je retiens tout juste la porte avant qu'elle ne claque. (Que de bons réflexes, finalement!)
- Oui??
- J'ai une lettre pour vous.
- Ah... merci.
Je tends immédiatement la main, pour récupérer mon bien et mettre ainsi un terme à cette situation inconfortable (pourvu que personne ne passe sur le palier, il ne me manque que les bigoudis pour ressembler à une quinqua femme au foyer).
La concierge est plus vive que prévue. Elle abaisse aussitot son bras, mettant de la sorte l'objet à l'abri de ma convoitise empressée.
Je pressens un duel fatigant.
Elle se lance ensuite dans un panégyrique enflammé sur les timbres postes, qui se conclue, aussi soudainement qu'il avait commencé, par la formulation de ses espoirs quant à la récupération de la petite vignette collée sur la missive qui me revient.
Soulagée d'une requête aussi accessible, j'esquisse un sourire. Finalement, la lutte sera plus courte que prévue.
- Mais oui mais oui, pas de problème, avec plaisir, même!
Je jette un oeil rapide sur mon courrier, le timbre est en effet assez joli, et je lui en ferai cadeau de bon coeur.
L'ennemi s'apaise également, nous échangeons des sourires polis. Ca me fait plaisir de vous faire plaisir, etc etc, je me sens pleine de bons sentiments tout à coup. Comment mieux commencer sa journée que de faire plaisir à quelqu'un avec une si modeste dépense énergétique?
Dans un élan d'enthousiasme exagéré, alors qu'elle m'invite à lui déposer l'enveloppe plus tard dans sa boite, je me récrie:
- Mais non! mais non! prenez la tout de suite.
Et c'est précisément là que tout dérape.
Car, pour joindre le geste à la parole, zélée tout à coup comme je le suis rarement, je déchire rageusement l'enveloppe pour en récupérer son contenu, avant de tendre fièrement le papier éventré à mon interlocuteur, qui s'en saisit promptement.
Mais l'asticot ne sourit plus du tout. Je lis une déception et une stupéfaction dans ses yeux qui ne peuvent que faire écho à ma propre incompréhension face à ce revirement d'humeur. Elle fixe, ahurie, l'enveloppe qui pendouillle entre ses doigts mous. J'y jette un oeil et je rougis de honte: dans ma précipitation, j'ai non seulement éventré l'enveloppe, mais également le timbre, qui, déchiré de part en part ne "vaut plus rien du tout, maintenant", comme elle me l'explique piteusement. Je tente vainement de rapprocher les deux bords du timbres, pour lui montrer que rien n'est perdu, peut-être qu'avec un peu de colle... ou de la super glue??.. C'est juste une petite déchirure, après tout... Mais je le sais très bien, pour avoir moi -même, en mon temps, collectionné les timbres postes (j'avoue...): la moindre entaille, et c'est foutu. Direction la poubelle.

Je sais plus où me mettre. J'ai honte. Je me fais l'effet d'un jeune chiot qui aurait, d'un battement de contentement de la queue, renversé la porcelaine de grand-mère suite à une flatterie qu'elle lui aurait faite. Je me sens trop bête, quoi. Je récupère l'objet du crime. Je m'excuse platement, et je referme rapidement la porte de l'appart. J'entends sa masse s'éloigner à petits pas glissés. Je l'imagine la tête baissée, maudissant le monde en général, ses locataires en particulier, pour leur cruauté et leur vilain manque d'empathie.
Mes oreilles sifflent au rythme des paroles qu'elle débite à mi-voix.
Ma prochaine nuit sera hantée d'enveloppes pré-timbrées qui défileront derrière mes paupières closes comme peuvent apparaitre des farandoles de mets riches et alléchants chez l'affamé délirant.

Ah cà! Je l'ai toujours dit: ma générosité me perdra!...